Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Un sourire amer effleura les lèvres de Mr Rochester, et il murmura :

« Non, j'ai pris soin que personne n'entendit parler d'elle, sous son nom du moins. » Il s'arrêta pendant une dizaine de minutes, sembla se consulter, prit enfin son parti et dit : « En voilà assez; la vérité va paraître au jour comme le boulet qui sort du canon. Wood, fermez votre livre et retirez vos vêtements de prêtre; John Green (c'était le nom du clerc), quittez l'église, le mariage n'aura pas lieu aujourd'hui. »

Le clerc obéit.

Mr Rochester continua rapidement : « Le mot bigamie sonne mal à vos oreilles, et pourtant je voulais être bigame; mais le destin ne m'a pas été favorable, ou plutôt la Providence s'est opposée à mes projets. Dans ce moment-ci, je ne vaux guère mieux que le démon, et, comme me le dirait sans doute mon pasteur, je mérite les plus sévères jugements de Dieu, je mérite d'être livré à l'immortel ver rongeur, d'être jeté dans les flammes qui ne s'éteignent jamais. Messieurs, je ne puis plus exécuter mon plan; cet homme de loi et son client ont dit la vérité : j'ai été marié, et ma femme vit encore. Wood, vous dites que vous n'avez jamais entendu parler de Mme Rochester au château; mais sans doute vous avez souvent prêté l'oreille à ce qu'on racontait sur cette folle mystérieuse gardée avec soin; plusieurs vous auront dit que c'était une sœur bâtarde, d'autres que c'était une ancienne maîtresse. Je vous déclare, maintenant, que c'est ma femme, celle que j'ai épousée il y a quinze ans; elle s'appelle Berthe Mason, et est sœur de cet homme résolu que vous voyez là, pâle et tremblant, et qui vous montre ce que peut supporter un cœur fort. Réjouissez-vous, Dick, ne me craignez jamais à l'avenir; je ne vous frapperai pas plus que je ne frapperais une femme. Berthe Mason est folle; elle est issue d'une famille dans laquelle presque tous sont fous ou idiots depuis trois générations; sa mère était ivrogne et folle, je le découvris après mon mariage, car on avait gardé le silence sur les secrets de famille; Berthe, en fille obéissante, copia sa mère en tout. Oh ! j'avais une compagne charmante, pure, sage et modeste; vous pouvez facilement supposer que j'étais heureux; j'ai eu sous les yeux de beaux spectacles ! Oh ! certes, je suis bien tombé. Si vous saviez tout… Mais je ne vous dois pas de plus amples explications. Briggs, Wood, Mason, je vous invite tous à venir à la maison et à visiter la malade de Mme Poole, ma femme; vous verrez quelle créature j'ai épousée, et vous jugerez si je n'ai pas le droit de briser cette union et de chercher à m'associer un être humain. Cette jeune fille, ajouta-t-il en me regardant, ne connaissait pas plus que vous l'épouvantable secret; elle croyait que tout était beau et légitime; elle n'a jamais pensé qu'elle allait être liée par une union feinte à un misérable déjà uni à une compagne folle et abrutie. Venez tous, suivez-moi ! »

Il quitta l'église en me tenant toujours fortement; les trois messieurs suivaient; nous trouvâmes la voiture devant la grande porte du château.

« Ramenez-la à l'écurie, John, dit froidement Mr Rochester; nous n'en aurons pas besoin aujourd'hui. »

Lorsque nous entrâmes, Mme Fairfax, Adèle, Sophie, Leah, s'avancèrent au-devant de nous pour nous saluer.

« Arrière, vous tous ! s'écria le maître, nous n'avons pas besoin de vos félicitations; elles arrivent quinze ans trop tard. »

Il passa, me tenant toujours par la main et faisant signe aux messieurs de le suivre. Nous montâmes le premier escalier, nous traversâmes le corridor, enfin nous arrivâmes au troisième. Une petite porte basse fut ouverte par Mr Rochester, et nous entrâmes dans la chambre garnie de tapisserie, où je reconnus le grand lit et l'armoire que j'avais déjà vus une fois.

« Vous connaissez cette chambre, Mason, dit notre guide; c'est ici qu'elle vous a frappé et mordu. »

Il souleva les tentures de la seconde porte, et l'ouvrit également. Nous aperçûmes une chambre sans fenêtre; devant la cheminée se trouvait un garde-feu fort élevé, une lampe suspendue au plafond éclairait seule la chambre; Grace Poole, penchée sur le feu, semblait faire cuire quelque chose. Une forme s'agitait dans le coin le plus obscur de la pièce; au premier abord, on ne pouvait pas dire si c'était une créature humaine ou un animal; elle paraissait marcher à quatre pattes et elle faisait entendre un rugissement de bête sauvage; mais elle portait des vêtements, et une masse de cheveux noirs et gris retombaient sur sa tête comme une épaisse crinière.

« Bonjour, madame Poole, dit Mr Rochester; comment allez-vous aujourd'hui et comment se porte votre malade ?

—    Nous allons assez bien, monsieur, je vous remercie, dit Grace en soulevant soigneusement sa casserole qui bouillait; on est un peu exaltée, mais pas furieuse. »

Un cri effrayant sembla contredire ce rapport favorable; la hyène se leva et parut toute droite sur ses pieds.

« Oh ! monsieur, elle vous voit; vous feriez mieux de vous en aller, s'écria Grace.

—    Quelques instants seulement, Grace; il faut que vous nous permettiez de rester quelques instants.

—    Eh bien alors, monsieur, prenez garde ! pour l'amour de Dieu, prenez garde ! »

La folle hurla; elle écarta les cheveux de son visage et regarda les visiteurs.

Je reconnus cette figure rouge et ces traits enflés.

« Retirez-vous, dit Mr Rochester en me repoussant de côté; elle n'a pas de couteau aujourd'hui, je suppose, et je suis sur mes gardes.

—    On ne sait jamais ce qu'elle a, monsieur; elle est si rusée, et il n'est pas possible à un homme de mesurer sa force.

—    Nous ferions mieux de la quitter, murmura Mason. »

—    Allez au diable ! lui répondit son beau-frère.

—    Gare ! » cria Grace.

Les trois messieurs se retirèrent ensemble; Mr Rochester me jeta derrière lui; la folle sauta sur lui, le prit à la gorge et voulut lui mordre les joues. Ils luttèrent; c'était une forte femme, presque aussi grande que son mari et plus grosse; elle déploya une force virile; plus d'une fois elle fut au moment de l'étrangler. Il serait bien vite venu à bout d'elle par un coup vigoureux; mais il ne voulait pas frapper, il voulait seulement lutter. Enfin il s'empara des bras de la folle, il les lui attacha derrière le dos avec une corde que lui donna Grace; avec une autre corde, il la lia à une chaise. Cette opération s'accomplit au milieu des cris les plus sauvages et des convulsions les plus horribles; alors Mr Rochester se tourna vers les spectateurs, il les regarda avec un sourire amer et triste.

« Voilà ma femme ! dit-il; voilà les seuls embrassements que je doive jamais connaître, voilà les caresses qui doivent adoucir mes heures de repos; et voilà ce que je désirais avoir (il posa sa main sur mon épaule), cette jeune fille qui a su rester grave et calme devant la porte de l'enfer et les gambades du démon; je l'aimais à cause de ce contraste si grand entre elle et celle que je déteste. Wood et Briggs, regardez la différence; comparez ces yeux limpides avec les boules rouges que vous voyez rouler là-bas; comparez cette figure à ce masque, cette taille à ce corps grossier, et maintenant jugez-moi, ministre de l'Évangile et homme de la loi : seulement, rappelez-vous que vous serez jugés comme vous aurez jugé. À présent, hors d'ici, il faut que j'enferme ma proie. »

Tout le monde se retira, Mr Rochester resta un moment derrière nous pour donner quelques ordres à Grace Poole; lorsque nous descendîmes l'escalier, l'homme de loi s'adressa à moi.

« Quant à vous, madame, me dit-il, vous êtes innocente, et votre oncle sera bien heureux de l'apprendre, si toutefois il vit encore quand Mr Mason retournera à Madère.

—    Mon oncle ! Que savez-vous de lui ? le connaissez-vous ?

—    Mr Mason le connaît; Mr Eyre a été le correspondant de sa maison pendant quelques années. Quand votre oncle reçut la lettre où vous lui faisiez part de votre union avec Mr Rochester, Mr Mason se trouvait à Madère, où il s'était arrêté pour le rétablissement de sa santé, avant de retourner à la Jamaïque. Mr Eyre lui communiqua votre lettre, parce qu'il savait que Mr Mason connaissait un gentleman du nom de Rochester; Mr Mason, étonné et épouvanté, comme vous pouvez le supposer, révéla la vérité. Votre oncle, je suis fâché de vous le dire, est maintenant couché sur un lit de douleur; vu la nature de sa maladie (il est attaqué d'une consomption) et l'état dans lequel il se trouve, il est probable qu'il ne se relèvera jamais. Il n'a donc pas pu aller lui-même en Angleterre pour vous arracher au sort qui vous menaçait; mais il a supplié Mr Mason de ne pas perdre de temps et de faire tous ses efforts pour empêcher ce mariage. Il l'a adressé à moi; j'y ai mis le plus d'empressement possible, et, Dieu merci, je ne suis pas arrivé trop tard; vous aussi, vous devez remercier le Seigneur. Si je n'étais pas bien certain que votre oncle sera mort avant que vous ayez le temps d'arriver à Madère, je vous conseillerais de partir avec Mr Mason; mais, dans l'état actuel des choses, je pense que vous ferez mieux de demeurer en Angleterre, jusqu'à ce que vous entendiez parler de Mr Eyre. Avez-vous encore quelque chose qui vous force à rester ? demanda le procureur à Mr Mason.

—    Non, non, partons ! » répondit celui-ci avec anxiété; et ils s'éloignèrent sans prendre congé de Mr Rochester. Le ministre resta pour adresser quelques paroles de conseil ou de reproche à son orgueilleux paroissien; son devoir accompli, il partit également.

Je m'étais retirée dans ma chambre et j'étais debout devant ma porte entrouverte, lorsque je l'entendis s'éloigner. La maison s'était vidée; je m'enfermai dans ma chambre, je tirai le verrou pour que personne ne pût entrer, et je me mis non pas à pleurer et à me désoler, j'étais encore trop calme pour cela, mais à retirer machinalement mes vêtements de mariée et à les remplacer par la robe de stoff que je croyais avoir portée la veille pour la dernière fois; alors je m'assis. J'étais faible et je cachai ma tête dans mes deux bras croisés sur la table; je me mis à penser; jusque-là je n'avais qu'entendu, vu et suivi celui qui m'avait conduite ou plutôt traînée; j'avais vu les événements succéder aux événements, les révélations aux révélations; maintenant l'heure de la méditation était venue.

La matinée avait été assez tranquille, à l'exception de la scène avec la folle. À l'église tout s'était passé avec calme; il n'y avait eu ni explosions de passions, ni vives altercations, ni disputes, ni défis, ni larmes, ni sanglots; on avait seulement prononcé quelques mots : un homme était venu déclarer avec sang-froid qu'il existait un empêchement au mariage; Mr Rochester avait fait plusieurs questions dures et brèves; les réponses avaient été claires et évidentes; mon maître s'était décidé à avouer la vérité tout entière, et nous avait montré la preuve vivante de son crime; les étrangers s'étaient éloignés, et tout était fini.

J'étais là, dans ma chambre, comme ordinairement; je n'avais été ni blessée ni frappée; et pourtant où était la Jane d'autrefois ? où était sa vie ? où étaient ses espérances ?

Jane Eyre, si ardente dans son espoir; Jane Eyre, qui avait été presque femme, n'était plus qu'une jeune fille triste et seule : sa vie était décolorée et ses rêves détruits ! Il était survenu une gelée de Noël aux plus beaux jours de l'été, une tempête de décembre au milieu de juin; la glace avait saisi les pommes mûres et détruit les roses en fleur; le givre avait recouvert les foins et les blés. Hier, dans les sentiers, on respirait le parfum des fleurs, et aujourd'hui des monceaux de neige que n'a foulée aucun pied les ont rendus impraticables; les bois qui, il y a douze heures, se balançaient odoriférants et touffus, ainsi que des bosquets épanouis aux tropiques, s'étendent maintenant dévastés, sauvages et blancs comme les forêts de la Norvège. Mes espérances étaient mortes, frappées par un destin amer, de même qu'en une nuit périrent tous les premiers-nés d'Égypte. Je pensais à mes rêves si beaux hier encore, et qui aujourd'hui n'étaient plus que des cadavres froids et livides, que rien ne pouvait ressusciter. Je pensais à mon amour, ce sentiment qui appartenait à mon maître, que lui seul avait créé; il tremblait dans mon cœur comme un enfant malade dans un froid berceau; la souffrance et l'angoisse s'étaient emparées de lui, et il ne pouvait pas aller chercher les bras de Mr Rochester; il ne pouvait pas se réchauffer sur la poitrine du maître de Thornfield. Oh ! maintenant je ne pourrais plus jamais me tourner vers lui; je n'avais plus foi en lui; ma confiance était détruite. Mr Rochester n'était plus à mes yeux ce qu'il avait été; car il n'était pas tel que je l'avais cru. Je ne voulais pas le déclarer vicieux, je ne voulais pas dire qu'il m'avait trompée; cependant il n'était plus pour moi cet homme d'une irréprochable sincérité que j'avais connu jadis. Il fallait le quitter, je le voyais bien; mais quand ? comment ? et pour aller où ? Je ne le savais pas encore; et pourtant j'étais certaine que lui-même me chasserait de Thornfield; il me semblait qu'il ne pouvait pas m'aimer d'une véritable affection; il n'avait eu qu'une passion passagère, et il n'avait plus besoin de moi, puisqu'il ne pouvait pas la satisfaire : je craignais même de le rencontrer, car je croyais qu'il devait me détester. Oh ! combien j'avais été aveugle et faible dans ma conduite !

Ma vue se voila; je crus que l'obscurité se répandait autour de moi; mes pensées devenaient confuses. Il me sembla qu'impuissante et abandonnée, je m'étais couchée sur le lit desséché d'une rivière; j'entendais le bruit de l'eau qui se précipitait des montagnes lointaines; je sentais le torrent avancer; je n'avais pas la volonté de me lever ni la force de me sauver; j'étais étendue, faible et désirant la mort. Une seule idée s'agitait encore en moi : la pensée de Dieu. Elle me fit concevoir une prière; les mots suivants erraient dans mon esprit obscurci, mais je n'avais pas la force de les prononcer : « Mon Dieu ! ne vous éloignez pas de moi, car le danger est proche et personne ne peut venir à mon secours. »

En effet, le danger était proche, et comme je n'avais rien demandé au ciel pour l'éloigner, comme je n'avais ni plié les genoux, ni joint les mains, ni remué les lèvres, il arriva. Le torrent monta sur moi en vagues lourdes et pleines. On eût dit que ma vie abandonnée, mon amour perdu, mes espérances brisées, ma foi détruite, toutes mes douleurs enfin, s'étaient réunis dans ce flot puissant. Je ne puis pas décrire cette heure amère; mon âme était inondée, j'enfonçais de plus en plus dans une eau bourbeuse; je ne pouvais pas me tenir debout, le flot m'envahissait.

Charlotte Brontë

Jane Eyre

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