Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer ses talents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes genoux; puis elle étendit ses petites mains devant elle, rejeta ses boucles en arrière, leva les yeux au plafond et commença un passage d'opéra. Il s'agissait d'une femme abandonnée, qui, après avoir pleuré la perfidie de son amant, appelle l'orgueil à son aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses bijoux les plus brillants, de ses vêtements les plus riches; car elle a pris la résolution d'aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son amant, afin de lui prouver par sa gaieté combien elle est peu attristée de son infidélité.

Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant; mais je supposai que l'originalité consistait justement à faire entendre des accents d'amour et de jalousie sortis des lèvres d'un enfant.

C'était toujours de bien mauvais goût, du moins ce fut là ma pensée.

Après avoir fini, elle descendit de mes genoux, et me dit :

« Maintenant, mademoiselle, je vais vous répéter quelques vers. »

Choisissant une attitude, elle commença : « La ligue des rats, fable de La Fontaine. » Elle déclama cette fable avec emphase, et en faisant bien attention à la ponctuation. La flexibilité de sa voix et ses gestes bien appropriés, chose fort rare chez les enfants, indiquaient qu'elle avait été enseignée avec soin.

« Est-ce votre mère qui vous a appris cette fable ? demandai-je.

—    Oui, et elle la disait toujours ainsi. À cet endroit : « Qu'avez-vous donc ? lui dit un de ces rats, parlez ! » elle me faisait lever la main, afin de me rappeler que je devais élever la voix. Maintenant voulez-vous que je danse devant vous ?

—    Non, cela suffit. Mais lorsque votre mère est partie pour la Virginie, avec qui êtes-vous donc restée ?

—    Avec Mme Frédéric et son mari; elle a pris soin de moi, mais elle ne m'est pas parente. Je crois qu'elle est pauvre, car, elle n'a pas une jolie maison comme maman. Du reste, je n'y suis pas restée longtemps. Mr Rochester m'a demandé si je voulais venir demeurer en Angleterre avec lui, et j'ai répondu que oui, parce que j'avais connu Mr Rochester avant Mme Frédéric, et qu'il avait toujours été bon pour moi, m'avait donné de belles robes et de beaux joujoux; mais il n'a pas tenu sa promesse, car, après m'avoir amenée en Angleterre, il est reparti et je ne le vois jamais. »

Le déjeuner achevé, Adèle et moi nous nous retirâmes dans la bibliothèque, qui, d'après les ordres de Mr Rochester, devait servir de salle d'étude. La plupart des livres étaient sous clef; une seule bibliothèque avait été laissée ouverte. Elle contenait des ouvrages élémentaires de toutes sortes, des romances et quelques volumes de littérature, des poésies, des biographies et des voyages. Il avait supposé que c'était là tout ce que pourrait désirer une gouvernante pour son usage particulier; du reste, je me trouvais amplement satisfaite pour le présent; et, en comparaison des quelques livres que je glanais de temps en temps à Lowood, il me sembla que j'avais là une riche moisson d'amusement et d'instruction. J'aperçus en outre un piano tout neuf et d'une qualité supérieure, un chevalet et deux sphères.

Je trouvai dans Adèle une élève assez docile, mais difficile à rendre attentive. Elle n'avait pas été habituée à des occupations régulières, et je pensai qu'il serait irréfléchi de l'enfermer trop dès le commencement. Aussi, après lui avoir beaucoup parlé et lui avoir donné quelques lignes à apprendre, voyant qu'il était midi, je lui permis de retourner avec sa nourrice, et je résolus de dessiner pour elle quelques esquisses jusqu'à l'heure du dîner.

Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons, Mme Fairfax m'appela.

« Votre classe du matin est achevée, je suppose, » me dit-elle.

La voix venait d'une chambre dont la porte était ouverte. J'entrai en l'entendant s'adresser à moi. J'aperçus alors une pièce magnifique, ornée d'un tapis turc. Les meubles et les rideaux étaient rouges; les murs recouverts en bois de noyer, le plafond enrichi de sculptures dignes d'une aristocratique demeure; la fenêtre était vaste, mais la poussière en avait noirci les vitres. Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en belle marcassite rouge placés sur le buffet.

« Quelle belle pièce ! m'écriai-je en regardant autour de moi; je n'en ai jamais vu de moitié si imposante.

—    C'est la salle à manger; je viens d'ouvrir la fenêtre pour faire entrer un peu d'air et de soleil; car tout devient si humide dans les appartements rarement habités ! le salon là-bas a l'odeur d'une cave. »

Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la fenêtre, tendue d'un rideau semblable, relevé pour le moment. Je montai les deux marches qui se trouvaient devant l'arche, et je regardai devant moi. J'aperçus une chambre qui, pour mes yeux novices, avait quelque chose de féerique, et pourtant c'était tout simplement un très joli salon, à côté duquel se trouvait un boudoir; l'un et l'autre étaient recouverts de tapis blancs, sur lesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de fleurs. Les plafonds étaient ornés de grappes de raisin et de feuilles de vigne d'un blanc de neige, qui formaient un riche contraste avec les divans rouges; d'étincelants vases de Bohême, d'un rouge vermeil, relevaient le marbre pâle de la cheminée. Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage de neige et de feu.

« Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax ! m'écriai-je; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce froid glacial, on les croirait habitées.

—    Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de Mr Rochester soient rares, elles sont toujours imprévues; quand il arrive, il n'aime pas à trouver tous les meubles couverts et à entendre le bruit d'une installation subite, de sorte que je tâche de tenir toujours les chambres prêtes.

—    Mr Rochester est-il exigeant et tyrannique ?

—    Pas précisément; mais il a les goûts et les habitudes d'un gentleman, et il veut que tout soit arrangé en conséquence.

—    L'aimez-vous ? est-il généralement aimé ?

—    Oh ! oui; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le pays que vous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps immémorial.

—    Mais vous personnellement, l'aimez-vous ? Est-il aimé pour lui-même ?

—    Je n'ai aucune raison pour ne pas l'aimer, et je crois que ses fermiers le considèrent comme un maître juste et libéral; mais il n'est jamais resté longtemps au milieu d'eux.

—    N'a-t-il rien de remarquable ? En un mot, quel est son caractère ?

—    Oh ! son caractère est irréprochable, à ce qu'il me semble; il est peut-être un peu étrange; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu, je suis persuadée qu'il est fort savant; mais je n'ai jamais causé longtemps avec lui.

—    En quoi est-il étrange ?

—    Je ne sais pas; ce n'est pas facile à expliquer; rien de bien frappant; mais on le sent dans ce qu'il dit; on ne peut jamais être sûr s'il parle sérieusement ou en riant, s'il est content ou non; enfin, on ne le comprend pas bien, moi du moins; mais n'importe, c'est un très bon maître. »

Voilà tout ce que je tirai de Mme Fairfax au sujet de son maître et du mien. Il y a des gens qui semblent ne pas se douter qu'on puisse étudier un caractère, observer les points saillants des personnes ou des choses. La bonne dame appartenait évidemment à cette classe; mes questions l'embarrassaient, mais ne lui faisaient rien trouver. À ses yeux, Mr Rochester était Mr Rochester, un gentleman, un propriétaire, rien de plus; elle ne cherchait pas plus avant, et s'étonnait certainement de mon désir de le connaître davantage.

Lorsque nous quittâmes la salle à manger, elle me proposa de me montrer le reste de la maison. Je la suivis, et j'admirai l'élégance et le soin qui régnaient partout. Les chambres du devant surtout me parurent grandes et belles; quelques-unes des pièces du troisième, bien que sombres, et basses, étaient intéressantes par leur aspect antique. À mesure que les meubles des premiers étages n'avaient plus été de mode, on les avait relégués en haut, et la lumière imparfaite d'une petite fenêtre permettait de voir des lits séculaires, des coffres en chêne ou en noyer qui, grâce à leurs étranges sculptures représentant des branches de palmier ou des têtes de chérubins, ressemblaient assez à l'arche des Hébreux; des chaises vénérables à dossiers sombres et élevés, d'autres sièges plus vieux encore et où l'on retrouvait cependant les traces à demi effacées d'une broderie faite par des mains qui, depuis deux générations, étaient retournées dans la poussière du cercueil. Tout cela donnait au troisième étage de Thornfield l'aspect d'une demeure du passé, d'un reliquaire des vieux souvenirs. Dans le jour, j'aimais le silence et l'obscurité de ces retraites; mais je n'enviais pas pour le repos de la nuit ses grands lits fermés par des portes de chêne ou enveloppés d'immenses rideaux, dont les broderies représentaient des fleurs et des oiseaux étranges ou des hommes plus étranges encore. Quel caractère fantastique eussent donné à toutes ces choses les pâles rayons de la lune !

« Les domestiques dorment-ils dans ces chambres ? demandai-je.

—    Non, ils occupent de plus petits appartements sur le derrière de la maison; personne ne dort ici. S'il y avait des revenants à Thornfield, il semble qu'ils choisiraient ces chambres pour les hanter.

—    Je le crois. Vous n'avez donc pas de revenants ?

—    Non, pas que je sache, répondit Mme Fairfax en souriant.

—    Même dans vos traditions ?

—    Je ne crois pas; et pourtant on dit que les Rochester ont été plutôt violents que tranquilles; c'est peut-être pour cela que maintenant ils restent en paix dans leurs tombeaux.

—    Oui; après la fièvre de la vie, ils dorment bien, murmurai-je. Mais où donc allez-vous, madame Fairfax ? demandai-je.

—    Sur la terrasse. Voulez-vous venir jouir de la vue qu'on a d'en haut ? »

Un escalier très étroit conduisait aux mansardes, et de là une échelle, terminée par une trappe, menait sur les toits. J'étais de niveau avec les corneilles, et je pus voir dans leurs nids. Appuyée sur les créneaux, je me mis à regarder au loin et à examiner les terrains étendus devant moi. Alors j'aperçus la pelouse verte et unie entourant la base sombre de la maison; le champ aussi grand qu'un parc; le bois triste et épais séparé en deux par un sentier tellement recouvert de mousse, qu'il était plus vert que les arbres avec leur feuillage; l'église, les portes, la route, les tranquilles collines; toute la nature semblait se reposer sous le soleil d'un jour d'automne. À l'horizon, un beau ciel d'azur marbré de taches blanches comme des perles. Rien dans cette scène n'était merveilleux, mais tout vous charmait. Lorsque la trappe fut de nouveau franchie, j'eus peine à descendre l'échelle. Les mansardes me semblaient si sombres, comparées à ce ciel bleu, à ces bosquets, à ces pâturages, à ces vertes collines dont le château était le centre, à toute cette scène enfin éclairée par les rayons du soleil et que je venais de contempler avec bonheur !

Mme Fairfax resta en arrière pour fermer la trappe. À force de tâter, je trouvai la porte qui conduisait hors des mansardes, et je me mis à descendre le sombre petit escalier. J'errai quelque temps dans le passage qui séparait les chambres de devant des chambres de derrière du troisième étage. Il était étroit, bas et obscur, n'ayant qu'une seule fenêtre pour l'éclairer. En voyant ces deux rangées de petites portes noires et fermées, on eût dit un corridor du château de quelque Barbe-Bleue.

Au moment où je passais, un éclat de rire vint frapper mes oreilles; c'était un rire étrange, clair, et n'indiquant nullement la joie. Je m'arrêtai; le bruit cessa quelques instants, puis recommença plus fort : car le premier éclat, bien que distinct, avait été très faible; cette fois c'était un accès bruyant qui semblait trouver un écho dans chacune des chambres solitaires, quoiqu'il ne partît certainement que d'une seule, dont j'aurais pu montrer la porte sans me tromper.

« Madame Fairfax, m'écriai-je, car à ce moment elle descendait l'escalier, avez-vous entendu ce bruyant éclat de rire ? d'où peut-il venir ?

—    C'est probablement une des servantes, répondit-elle; peut-être Grace Poole.

—    L'avez-vous entendue ? demandai-je de nouveau.

—    Oui; et je l'entends bien souvent; elle coud dans l'une de ces chambres. Quelquefois Leah est avec elle; quand elles sont ensemble, elles font souvent du bruit. »

Le rire fut répété et se termina par un étrange murmure.

« Grace ! » s'écria Mme Fairfax.

Je ne m'attendais pas à voir apparaître quelqu'un, car ce rire était tragique et surnaturel; jamais je n'en ai entendu de semblable. Heureusement qu'il était midi, qu'aucune des circonstances indispensables à l'apparition des revenants n'avait accompagné ce bruit, et que si le lieu ni l'heure ne pouvaient exciter la crainte; sans cela une terreur superstitieuse se serait emparée de moi. Cependant l'événement me prouva que j'étais folle d'avoir été même étonnée.

Je vis s'ouvrir la porte la plus proche de moi, et une servante en sortit. C'était une femme de trente ou quarante ans. Elle avait les épaules carrées, les cheveux rouges et la figure laide et dure.

« Voilà trop de bruit, Grace, dit Mme Fairfax; rappelez-vous les ordres que vous avez reçus. »

Grace salua silencieusement et rentra.

« C'est une personne que nous avons pour coudre et aider Leah, continua la veuve. Elle n'est certes pas irréprochable, mais enfin elle fait bien son ouvrage. À propos, qu'avez-vous fait de votre jeune élève, ce matin ? »

La conversation ainsi tournée sur Adèle, nous continuâmes, et bientôt nous atteignîmes les pièces gaies et lumineuses d'en bas. Adèle vint au-devant de nous en nous criant :

« Mesdames, vous êtes servies. » Puis elle ajouta : « J'ai bien faim, moi ! »

Le dîner était prêt et nous attendait dans la chambre de Mme Fairfax.

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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