Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Un nouveau chapitre dans un roman est comme un nouvel acte dans une pièce. Au moment où le rideau se lève, figurez-vous, lecteurs, que vous avez devant les yeux une des chambres de l'auberge de George, à Millcote. Représentez-vous des murs recouverts d'un papier à personnages, un tapis, des meubles et des ornements de cheminée comme en possèdent toutes les auberges; enfin, en fait de tableaux, George III, le prince de Galles et la mort de Wolf. Tout cela, vous devez le voir à la lueur d'une lampe suspendue au plafond et d'un excellent feu, près duquel je me suis assise en manteau et en chapeau. Mon manchon et mon parapluie sont sur la table à côté de moi, et je tâche de me délivrer du froid et de l'humidité dont je me sens saisie après seize heures de voyage par une glaciale journée d'octobre. J'avais quitté Lowton à quatre heures du matin, et l'horloge de Millcote venait de sonner huit heures.

Lecteurs, quoique j'aie l'air fort bien installée, je n'ai pas l'esprit très tranquille; je pensais que quelqu'un serait là pour m'attendre à l'arrivée de la diligence, et, en descendant le marchepied de la voiture, je me mis à chercher des yeux la personne chargée de m'attendre. J'espérais entendre prononcer mon nom et voir quelque véhicule chargé de me transporter à Thornfield; mais je n'aperçus rien de semblable, et quand je demandai au garçon si l'on n'était pas venu chercher Mlle Eyre, il me répondit que non. Ma seule ressource fut donc de me faire préparer une chambre et d'attendre, malgré mes craintes et mes doutes.

Une jeune fille inexpérimentée, qui se trouve ainsi seule dans le monde, éprouve une sensation étrange. Ne connaissant personne, incertaine d'atteindre le but de son voyage, empêchée par bien des raisons de retourner au lieu qu'elle a quitté, elle trouve pourtant dans le charme du romanesque un adoucissement à son effroi, et pour quelque temps l'orgueil ranime son courage. Mais bientôt la crainte vint tout détruire et domina le reste chez moi, lorsque, après une demi-heure, je ne vis arriver personne. Enfin je me décidai à sonner.

« Y a-t-il près d'ici un endroit appelé Thornfield ? demandai-je au garçon qui répondit à mon appel.

—    Thornfield ? Je ne sais pas, madame, mais je vais m'en informer. »

Il sortit, mais rentra bientôt après.

« Êtes-vous mademoiselle Eyre ? dit-il.

—    Oui.

—    Eh bien, il y a quelqu'un ici qui vous attend. »

Je me levai, pris mon manchon et mon parapluie, et me hâtai de sortir de la chambre. Je vis un homme devant la porte de l'auberge, et à la lueur d'un réverbère je pus distinguer dans la rue une voiture traînée par un cheval.

« C'est là votre bagage ? dit brusquement l'homme qui m'attendait, en indiquant ma malle.

—    Oui, »

Il la plaça dans l'espèce de charrette qui devait nous conduire; je montai ensuite, et, avant qu'il refermât la portière, je lui demandai à quelle distance nous étions de Thornfield.

« À six milles environ.

—    Combien mettrons-nous de temps pour y arriver ?

—    À peu près une heure et demie. »

Il ferma la portière, monta sur son siège et partit. Notre marche fut lente, et j'eus le temps de réfléchir. J'étais heureuse d'être enfin si près d'atteindre mon but, et, m'adossant dans la voiture, confortable bien que fort peu élégante, je pus méditer à mon aise.

« Il est probable, me dis-je, à en juger par la simplicité du domestique et de la voiture, que Mme Fairfax n'est pas une personne aimant à briller; tant mieux. Une seule fois dans ma vie j'ai vécu chez des gens riches, et j'y ai été malheureuse. Je voudrais savoir si elle demeure seule avec cette petite fille. Dans ce cas, et si elle est le moins du monde aimable, je m'entendrai fort bien avec elle. Je ferai de mon mieux. Pourvu que je réussisse ! En entrant à Lowood j'avais pris cette résolution, et elle m'a porté bonheur; mais, chez Mme Reed, on a toujours dédaigné mes efforts. Je demande à Dieu que Mme Fairfax ne soit pas une seconde Mme Reed. En tout cas, je ne suis pas forcée de rester avec elle. Si les choses vont trop mal, je pourrai chercher une autre place. Mais où en sommes-nous de notre chemin ? »

J'ouvris la fenêtre et je regardai : Millcote était derrière nous. À en juger d'après le nombre des lumières, ce devait être une ville importante, plus importante que Lowton; il me sembla que nous étions dans une espèce de commune; du reste, il y avait des maisons semées çà et là dans tout le district Le pays me parut bien différent de celui de Lowood. Il était plus populeux, mais moins pittoresque; plus animé, mais moins romantique.

Le chemin était difficile et la nuit obscure; le cocher laissait son cheval aller au pas, de sorte que nous restâmes bien deux heures en route.

Enfin il se tourna sur son siège et me dit :

« Nous ne sommes plus bien loin de Thornfield, maintenant. »

Je regardai de nouveau; nous passions devant une église; j'aperçus ses petites tours courtes et larges, et j'entendis l'horloge sonner un quart. Je vis aussi sur le versant d'une colline une file de lumières indiquant un village ou un hameau. Dix minutes après, le cocher descendit et ouvrit deux grandes portes qui se refermèrent dès que nous les eûmes franchies. Nous montâmes lentement une côte, et nous arrivâmes devant la maison. On voyait briller des lumières derrière les rideaux d'une fenêtre cintrée; tout le reste était dans l'obscurité. La voiture s'arrêta devant la porte du milieu, qui fut ouverte par la servante; je descendis et j'entrai dans la maison.

« Par ici, madame, » me dit la bonne; et elle me fit traverser une pièce carrée, tout entourée de portes d'une grande élévation. Elle m'introduisit ensuite dans une chambre qui, doublement illuminée par le feu et par les bougies, m'éblouit un moment à cause de l'obscurité où j'étais plongée depuis quelques heures. Lorsque je fus à même de voir ce qui m'entourait, un agréable tableau se présenta à mes yeux.

J'étais dans une petite chambre. Près du feu se trouvait une table ronde; sur un fauteuil à dos élevé et de forme antique était assise la plus propre et la plus mignonne petite dame qu'on puisse imaginer. Son costume consistait en un bonnet de veuve, une robe de soie noire et un tablier de mousseline blanche : c'était bien ainsi que je m'étais figuré Mme Fairfax; seulement je lui avais donné un regard moins doux. Elle tricotait et avait un énorme chat couché à ses pieds. En un mot, rien ne manquait pour compléter le bel idéal du confort domestique. Il est impossible de concevoir une introduction plus rassurante pour une nouvelle institutrice. Il n'y avait ni cette grandeur qui vous accable, ni cette pompe qui vous embarrasse. Au moment où j'entrai, la vieille dame se leva et vint avec empressement au-devant de moi.

« Comment vous portez-vous, ma chère ? me dit-elle; j'ai peur que vous ne vous soyez bien ennuyée pendant la route; John conduit si lentement ! Mais vous devez avoir froid ? approchez-vous donc du feu.

—    Madame Fairfax, je suppose ? dis-je.

—    Oui, en effet. Asseyez-vous, je vous prie. »

Elle me conduisit à sa place, me retira mon châle et me dénoua mon chapeau; je la priai de ne pas se donner tout cet embarras.

« Oh ! cela ne me donne aucun embarras, me répondit-elle; mais vos mains sont presque gelées par le froid, Leah, ajouta-t-elle, faites un peu de vin chaud et préparez un ou deux sandwichs : voilà les clefs de l'office. »

Elle retira de sa poche un vrai trousseau de ménagère et le donna à la servante.

« Approchez-vous plus près du feu, continua-t-elle. Vous avez apporté votre malle avec vous, n'est-ce pas, ma chère ?

—    Oui, madame.

—    Je vais la faire porter dans votre chambre, » dit-elle.

Et elle sortit.

« Elle me traite comme une visiteuse, pensai-je. Je m'attendais bien peu à une telle réception, je croyais ne trouver que des gens froids et roides; mais ne nous félicitons pas trop vite. »

Elle revint bientôt. Lorsque Leah apporta le plateau, elle débarrassa elle-même la table de son tricot et de quelques livres qui s'y trouvaient, et m'offrit de quoi me rafraîchir. J'étais confuse en me voyant l'objet des soins les plus attentifs que j'eusse jamais reçus, et ces soins m'étaient donnés par un supérieur. Mais comme elle ne semblait pas croire qu'elle fît rien d'extraordinaire, je pensai qu'il valait mieux recevoir tranquillement ses politesses.

« Aurai-je le plaisir de voir Mlle Fairfax ce soir ? demandai-je, lorsque j'eus pris ce qu'elle m'offrait.

—    Que dites-vous, ma chère ? je suis un peu sourde, » répondit la bonne dame en approchant son oreille de ma bouche.

Je répétai ma question plus distinctement.

« Mlle Fairfax ? Oh ! vous voulez dire Mlle Varens. Varens est le nom de votre future élève.

—    En vérité ? Elle n'est donc point votre fille ?

—    Non, je n'ai pas de famille. »

J'allais lui demander comment elle se trouvait liée à Mlle Varens; mais je me rappelai qu'il n'était pas poli de faire trop de questions, et d'ailleurs, j'étais sûre de l'apprendre tôt ou tard.

« Je suis si contente, me dit-elle en s'asseyant vis-à-vis de moi et en prenant son chat sur ses genoux, je suis si contente que vous soyez arrivée ! Ce sera charmant d'avoir une compagne. Certainement on est toujours bien ici; Thornfield est un vieux château, un peu négligé depuis quelque temps, mais encore respectable. Cependant, en hiver, on se sentirait triste même dans le plus beau quartier d'une ville, quand on est seule. Je dis seule; Leah est sans doute une gentille petite fille; John et sa femme sont très bien aussi, mais ce ne sont que des domestiques, et on ne peut pas les traiter en égaux; il faut les tenir à une certaine distance, dans la crainte de perdre son autorité. L'hiver dernier, qui était un dur hiver, si vous vous le rappelez, quand il ne neigeait pas, il faisait de la pluie ou du vent; l'hiver dernier, il n'est venu personne ici, excepté le boucher et le facteur, depuis le mois de novembre jusqu'au mois de février. J'étais devenue tout à fait triste à force de rester toujours seule. Leah me lisait quelquefois, mais je crois que cela ne l'amusait pas beaucoup; elle trouvait cette tâche trop assujettissante. Au printemps et en été tout alla mieux, le soleil et les longs jours apportent tant de changement; puis, au commencement de l'automne, la petite Adèle Varens est venue avec sa nourrice; un enfant met de la vie dans une maison, et maintenant que vous êtes ici, je vais devenir tout à fait gaie. »

Mon cœur se réchauffa en entendant parler ainsi l'excellente dame, et je rapprochai ma chaise de la sienne; puis je lui exprimai mon désir d'être pour elle une compagne aussi agréable qu'elle l'avait espéré.

« Mais je ne veux pas vous retenir trop tard, dit-elle : il est tout à l'heure minuit; vous avez voyagé tout le jour et vous devez être fatiguée; si vous avez les pieds bien chauds, je vais vous montrer votre chambre. J'ai fait préparer pour vous la chambre qui se trouve à côté de la mienne; elle est petite, mais j'ai pensé que vous vous y trouveriez mieux que dans les grandes pièces du devant. Les meubles y sont certainement plus beaux, mais elles sont si tristes et si isolées ! moi-même je n'y couche jamais. »

Je la remerciai de son choix, et, comme j'étais vraiment fatiguée de mon voyage, je me montrai très empressée de me retirer. Elle prit la bougie et m'emmena. Elle alla d'abord voir si la porte de la salle était fermée, puis, en ayant retiré la clef, elle se dirigea vers l'escalier. Les marches et la rampe étaient en chêne, la fenêtre haute et grillée. Cette fenêtre, ainsi que le corridor qui conduisait aux chambres, avait plutôt l'air d'appartenir à une église qu'à une maison. L'escalier et le corridor étaient froids comme une cave, on s'y sentait seul et abandonné; de sorte qu'en entrant dans ma chambre, je fus bien aise de la trouver petite et meublée en style moderne.

Charlotte Brontë

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